Claire Nouvian : Mère de l'océan

À partir du 03/06/2025
Propos recueillis par Gaïa Mugler-Thouvenin.
Alors qu’en juin se tient la 3e Conférence des Nations unies sur l’Océan à Nice, nous avons rencontré la charismatique Claire Nouvian. Toujours sur le pont pour défendre la vie marine, elle ne voile pas ses mots : il y a urgence vitale à la protéger. Industrie de la pêche sans foi ni loi, forages, piraterie, inactions politiques, la fondatrice de l’association-phare BLOOM trace un sillage de mobilisations souvent victorieuses.
“Quand on dit qu'on a vidé l'océan, ce n'est pas une façon de parler.”
BIO EXPRESS
- Née en 1974, Claire Nouvian a produit et réalisé de nombreux documentaires animaliers plusieurs fois primés (dont Les Nuits sauvages, 2002, Expédition dans les abysses, 2004, Océanautes, 2004).
- 2005 - Elle fonde l’association Bloom, l’ONG contre la destruction de l’océan, du climat et des pêcheurs artisans, dont elle est la directrice. Bloom, « fleurir » en anglais, c’est le retour de la vie. Dans le vocabulaire marin, c’est aussi le moment du développement du plancton. Cela désigne également l’apparition explosive d’espèces végétales ou animales invasives, résultante de l’activité humaine.
- 2012 - La journaliste et réalisatrice reçoit le Trophée des femmes en or, puis l’ordre du Mérite en 2013, suivi du prix Goldman pour l’environnement en 2018.
- Ses grandes victoires via Bloom : l’interdiction en UE de la découpe des ailerons de requins (2013), du chalutage en eaux profondes (2016), de la pêche électrique (2019) ; l’adoption de la loi européenne sur la restauration de la nature (2023), l’abandon par TotalEnergies de deux projets gaziers offshore (2024).


Pourquoi la défense de l'océan est-elle si importante ?
L’océan occupe 99 % de l’espace habitable pour le vivant et représente 98 % de l’eau sur Terre. C’est le régulateur du climat, le thermostat planétaire, la source de la vie, et il est en grand danger. Il y a une urgence absolue à préserver la vie qui l’habite, parce que notre santé et notre existence sont liées à une biodiversité en bonne santé.
Quel déclic vous a mise sur la voie de la défense des équilibres marins ?
Ce furent des déclics. La sensibilité et la conscience de ce qu’on est en train d’imposer à la planète sont venues par mes années de terrain et de vidéos documentaires, ce temps passé à filmer des animaux et la destruction des habitats, et donc l’extinction des espèces. La société était mûre pour passer à l’action quand j’ai découvert qu’on était en train de détruire l’océan profond* sans que personne ne s’en émeuve, sans que les médias n’en parlent à l’époque, vers la fin des années 1990. Quand j’ai appris qu’il n’y avait que 285 bateaux au niveau mondial responsables de ce massacre sur les deux tiers de la planète, je me suis dit : « OK, on va régler leur problème, et ensuite je continuerai ma vie. » On a réglé une partie du problème, mais, évidemment, ma vie n’a pas continué comme prévu après.
Comment trouvez-vous les ressources nécessaires à la lutte face à l'adversité ?
Je ne sais pas vraiment ! J’ai besoin de moins de repos que la plupart des gens. Et je pense trouver des ressources dans la joie d’être entourée de collègues hors normes, et d’être de nature gaie. Dans le fait aussi de partager avec tous les membres de Bloom la conscience de ce qui nous arrive. Je trouve force et joie dans l’amour de mes proches, et le total alignement avec mes collègues et les citoyens qui nous soutiennent, dans ce partage de vision, de préférences éthiques et de principes.


Comment définissez-vous, justement, "ce qui nous arrive" ?
On voit bien que nous sommes sur une trajectoire de destruction. Que ce qui va arriver n’a jamais connu d’équivalent.
La vie marine va-t-elle si mal que ça ?
Oui, plus mal que jamais. Il est important de comprendre à quel point on a mis le système Terre sous tension. On n’a jamais coordonné autant de facteurs de bascule. La crise d’extinction de la biodiversité est sans précédent en termes de rapidité.
Entre les années 1950 et 2000, la biomasse de poissons sauvages dans l’océan s’est effondrée. Alors que la pression exercée par les navires de pêche sur les milieux n’a fait qu’augmenter. Actuellement, le secteur de la pêche se félicite du fait qu’on n’augmente plus les capacités de pêche, disant s’être « stabilisé » – encore que la région Bretagne soit en train de renouveler des capacités de pêche contre l’interdiction européenne à l’heure où nous échangeons –, prêchant l’idée d’une pêche durable. Mais on ne peut pas prétendre que ce secteur pratique réellement la pêche durable quand on est à minuit moins une avant l’effondrement total des biomasses. En mer du Nord, l’effondrement va jusqu’à 99,2 % des populations de poissons de plus de 16 kg. Quand on dit qu’on a vidé l’océan, ce n’est pas une façon de parler. C’est une réalité.
Quel est l'impact sur le climat de la pression des activités humaines sur l'océan ?
De tous les critères relatifs aux limites planétaires, il n’y en a pas un seul qui va. Nos émissions de CO2 augmentent toujours plus alors qu’elles devraient baisser. On a perdu en puits de carbone terrestre et en couverture forestière globale. En 2024, qui a cassé tous les records de température, l’Arctique s’est mis à émettre du CO2 et du méthane, via le dégel du permafrost.
Quand la température de l’océan augmente, l’ensemble de la stabilité climatique planétaire se dérègle, celle de la météo aussi. On crée ainsi les conditions pour l’apparition de phénomènes de gouttes froides, qui génèrent un tsunami venu du ciel comme cela s’est produit à Valence en Espagne. Il faut savoir qu’il y a environ deux fois plus de méthane dans le fond de l’océan que dans toutes les réserves d’hydrocarbures sur terre. Il est encapsulé sous forme de glace de mer dans les profondeurs. En réchauffant les océans, on prend aussi le risque de dégazer ça.


Qu'attendez-vous de l'UNOC, la Conférence des Nations unies sur l'Océan qui a lieu en juin ?
Un niveau de conscientisation et de mobilisation sans précédent ! Le problème, c’est qu’on a encore des dirigeants qui font la sourde oreille et qui ne prennent pas les décisions qui s’imposent pour sauver l’humanité. On en est là : sur une question égocentrique de survie, car on met tout en place pour arriver à un globocide, la destruction de la biosphère. Désolée pour ce « reality check », mais la situation est grave. L’UNOC va rassembler en France tous les chefs d’État pour parler de l’océan. La France est le second territoire maritime international. Face à cette opportunité-là, on ne veut pas d’un sommet de l’annonce et de la posture politique. On a besoin de responsables responsables, non de criminels. Sur le papier, l’UNOC parle beaucoup de moyens technologiques et de moyens de financement, mais elle ne parle pas des éléphants dans la pièce : elle ne dit pas clairement qu’il faut déjà commencer par arrêter de détruire l’océan et le protéger réellement des activités humaines. Il manque la volonté politique de prendre les vraies problématiques à bras-le-corps. Les aires marines protégées de France, par exemple, ne sont pas du tout protégées en réalité. Vous pouvez d’ailleurs vous renseigner sur ce scandale absolu sur le site de Bloom.
Qu'a prévu BLOOM dans ce contexte ?
Depuis plusieurs semaines déjà, nous organisons une grande mobilisation citoyenne avec d’autres associations, déployant de nombreuses actions en prévision de cet évènement. Le message ? On ne rigole plus. On veut des actes, comme ceux que nous revendiquons avec la coalition citoyenne pour la protection de l’océan. Et vite ! On va harceler les décideurs politiques. Les forcer à prendre leurs responsabilités face aux enjeux historiques. La fenêtre de tir pour agir, c’est maintenant.
On vous connaît infatigable. Si vous deviez être une autre personnalité engagée, sous les traits de qui vous retrouverait-on ?
Ceux de Jean Moulin. Un homme qui est allé jusqu’au bout de son courage, avant même qu’il ne devienne le grand héros qu’on connaît aujourd’hui. En 1940, alors qu’il est préfet de l’Eure-et-Loir, les nazis rentrent dans Chartres et lui demandent de signer un arrêt accusant des tirailleurs sénégalais de l’armée française d’avoir massacrés des civils. Il refuse de signer cette charge raciste, demande des preuves. Malmené par les officiers allemands, il essaie de se trancher la gorge. J’aimerais vivre dans la tête d’un homme qui a cette cohérence jusqu’au bout. Et puis vivre dans la peau d’un homme, pour voir. Mais pas un masculiniste, un grand homme. Le plus grand des hommes.


Si vous étiez...
... Un animal martin ?
Un poulpe à oreille des grandes profondeurs (photo ci-jointe), pour être toute seule, au fond, dans le noir, ou un nudibranche.
... Une plante aquatique ?
Un kelp, pour regarder les phoques et les otaries jouer autour de moi toute la journée.
... Une mer ou un océan ?
Océan. Parce qu'il y a un seul océan. Et que tout est connecté.
... Un condiment ?!
Du shoyu bio ! J'en mets partout, j'adore ça.
*Partie de l'océan située au-delà de 200 m de profondeur et où l'obscurité est quasi totale. Ces espaces jouent un rôle majeur face au réchauffement climatique en séquestrant du CO² et en abritant une riche biodiversité.
Aller plus loin
- Son livre mondialement multiprimé qui a touché plus d'1 milliard de terriens et éclaire sur l'océan profond : Abysses (Fayard, 2006).
- Des conseils pour consommer du poisson de manière plus durable et responsable.
Propos recueillis par Gaïa Mugler-Thouvenin.
Article extrait du n°136 de CULTURE BIO, le mag de Biocoop, distribué gratuitement dans les magasins du réseau, dans la limite des stocks disponibles.